Stratégie

Interview d’Éric Trappier, Président-directeur général de Dassault Aviation.

Mars 2024

Comment décririez‑vous le contexte dans lequel votre entreprise est amenée à évoluer ?

L’invasion de l’Ukraine par la Russie et l’état de guerre au Proche-Orient confirment que l’Histoire est de retour et que la parenthèse de la mondialisation heureuse est derrière nous.

Les conséquences de cette évolution sont d’abord humaines, et nous pensons aux populations civiles concernées.

Elles sont ensuite stratégiques, au point d’amener l’Union européenne à prendre enfin conscience de ses lacunes en matière de défense ; de son côté, la France a décidé d’augmenter ses dépenses militaires de 40 % pour la période 2024‑2030.

Elles sont enfin économiques comme l’ont montré les problématiques de l’énergie, des matières premières et de l’inflation qui nous ont impactés directement et qui ont touché une supply chain déjà fragilisée par la crise covid ; au niveau macroéconomique, l’Europe, actuellement en quasi‑récession, a particulièrement souffert de cette situation.

Dans un autre ordre d’idées, le monde d’aujourd’hui est travaillé par les inquiétudes et les défis liés au changement climatique. Toutes les activités humaines sont évaluées à travers ce prisme. L’industrie aéronautique n’y échappe pas, et c’est normal, même si ses émissions de CO2 ne représentent que 2 % du total des émissions anthropiques. Elle s’est engagée à atteindre le « net zéro » en 2050 et elle compte sur la technologie pour tenir ses promesses, comme elle a toujours su le faire par le passé. Encore faut‑il que les critères d’appréciation soient scientifiques et non pas idéologiques comme on le voit parfois au sujet de l’aviation d’affaires. À cet égard, la taxonomie européenne fait fausse route, c’est pourquoi nous avons demandé sa modification. Bruxelles est trop souvent dans l’exclusion et la taxation, quand Washington est dans l’incitation et la simplification.

Beaucoup de questions se posent. Certaines réponses doivent être données en 2024, avec les élections majeures prévues en Europe et aux États-Unis, mais aussi en Inde.

Dans ce contexte, comment faut‑il interpréter les succès du Rafale à l’export ?

Le décollage du Rafale à l’export remonte à 2015, bien avant l’invasion de l’Ukraine. Cette agression n’a, pour l’instant, suscité ou accéléré aucune négociation commerciale en ce qui nous concerne ; ce serait plutôt le contraire. Les pays responsables s’arment en temps de paix, pour protéger cette dernière. Quand le conflit survient, tout est plus difficile, comme en témoigne le débat que nous avons en France sur l’économie de guerre. La production de systèmes d’armes complexes ne se décrète pas. Étant donné la durée des cycles de fabrication, il faut pouvoir anticiper ou accélérer les commandes.

Le succès du Rafale procède d’un ensemble de facteurs : grandes qualités de l’avion (éprouvées au combat), confiance de nos clients (tous déjà utilisateurs de Mirage 2000, à l’exception de la Croatie et de l’Indonésie), reconfiguration géopolitique (un monde devenu multipolaire, avec une puissance américaine réorientée vers l’Asie), très bonne coordination de « l’équipe de France » (politiques, militaires, industriels). À ce jour, le total des commandes de Rafale se monte à 495 exemplaires, 519 si on inclut les avions d’occasion, soit un taux d’export de 55 %. Et la dynamique ne faiblit pas : nous poursuivons la montée en cadence de production, nous sommes en négociation commerciale dans de nombreux pays, nous développons le standard F4 axé sur la connectivité et nous préparons le standard F5 qui comprendra notamment un drone de combat.

Comment analysez‑vous l’évolution de l’activité Falcon ?

À court terme, nous devons surmonter les difficultés de notre supply chain. Les défaillances fournisseurs, associées au manque de capacité industrielle, principalement en aérostructure, se sont traduites par des retards de mise en production. En 2024, nous adaptons notre organisation et mettons en oeuvre un pilotage centralisé afin de réaliser les plans de correction, apporter le soutien nécessaire à certains de nos sous‑traitants et développer le Make in India. Nous visons également une augmentation de nos ventes.

En 2023, le décalage de la certification et de la mise en service du Falcon 6X ne nous a pas permis de faire la promotion de notre avion avec un démonstrateur avant le mois de décembre ; depuis que cette promotion a commencé, les performances exceptionnelles du 6X sont très appréciées par nos clients et nos prospects.

À plus long terme, nous devons finaliser le développement du Falcon 10X. Nous avons procédé à un recalage du programme pour intégrer les retards accumulés pendant et après la crise covid. Les premières livraisons sont maintenant prévues pour 2027. Enfin, nous continuons à travailler sur la décarbonation en privilégiant quatre axes d’effort : les Sustainable Aviation Fuel, la R&T, l’optimisation des opérations aériennes, et le stockage des émissions de CO₂.

Toutes ces perspectives nous conduisent à maintenir un très haut niveau d’embauche, compte tenu d’un carnet de commandes exceptionnel : nous avons recruté près de 2 000 nouveaux collaborateurs en 2023 et nous nous sommes fixé le même objectif pour 2024. Dassault Aviation a une excellente image dans tous les classements relatifs à la « marque employeur ». Ingénieurs, techniciens ou compagnons, formés à la conception, à la production ou aux fonctions supports, désireux de pouvoir choisir le national ou l’international, attirés par le civil ou le militaire : des femmes et des hommes compétents peuvent faire chez nous des carrières variées et passionnantes, au service de la France et de ses ailes.